Dans le précédent épisode Qui ira au conseil de famille ?, nous avons retrouvé la famille Poyet-Rousset en 1856 dans leur ferme de Manissol à Saint-Christo-en-Jarez (Loire), une semaine après le décès du chef de famille, Pierre. J’avais donné quelques conseils à Pierre fils sur la composition que devait avoir le conseil de famille devant le juge de paix. Pour ce nouveau rendez-vous ancestral qui a lieu le lendemain du précédent, nous sommes à Saint-Héand le 23 novembre 1856, dans le bureau du juge de paix du canton éponyme, afin d’y nommer les tuteurs des enfants mineurs devenus orphelins.

Le monde s’affaire, je ne voudrais rien rater de ce moment à la fois douloureux et sans doute rassurant pour Jean-Marie et François, dont une partie du destin se noue ici.
La fratrie de neuf enfants dont huit sont encore vivants avait perdu leur mère 12 ans plus tôt. Les enfants, âgés alors de 23 ans pour l’aîné à 10 mois pour le dernier, habitaient tous dans la ferme familiale, sauf la seconde, Catherine, qui s’était mariée un an auparavant. La famille avait bien grandi, les aînés s’occupant des plus jeunes, la majorité des filles se mariant au fil des ans et fondant à leur tour une famille, et le père étant aidé par son fils aîné dans les travaux à la ferme.
Leur père décédé il y a une semaine laisse finalement deux enfants mineurs orphelins : Jean-Marie et François, âgés de 17 et 13 ans.

Comme prévu, six personnes sont venues se présenter pour composer le conseil de famille devant le juge. Pierre fils, le frère aîné des mineurs Jean-Marie et François, et ses trois beaux-frères sont membres automatiques du conseil. Les accompagnent l’oncle paternel des enfants, Claude Poyet, 58 ans, ainsi que leur oncle maternel, Pierre Rousset, 63 ans.
Jean-Marie et François sont également présents.
Je me fais de mon côté toute petite au fond du bureau, n’ayant pas vraiment de raison d’être présente.

Le juge prend l’identité de chacun et ses relations familiales avec les mineurs, puis il consulte les différents documents justifiant du décès de leurs parents. Toutes les conditions étant requises, il agrée chacun des membres et les autorise à se réunir de suite en conseil de famille.
Pierre fils me lance un clin d’œil pour me remercier de l’avoir bien conseillé.
Le juge rappelle alors la raison de ce conseil de famille.
- Les précédemment nommés Pierre, Jean-Marie, François, Catherine, Jeanne Marie, Marie dite Mariette, Fleurie et Françoise Poyet, seuls enfants avec feue autre Catherine Poyet, nés du mariage de feus Pierre Poyet et dame Jeanne Rousset décédés, la mère le 25 juin 1844 à Saint-Christo-en-Jarrêt, avant la défunte Catherine Poyet et le père le quinze novembre dernier après cette dernière, père décédé intestat [sans testament], laissant deux enfants mineurs, les susnommés Jean-Marie et François, le présent conseil de famille est réuni afin de leur désigner un tuteur et un subrogé tuteur. »
Le juge explique que le tuteur ou tuteur datif agit comme le représentant des mineurs. Il gère leur patrimoine et s’occupe de leur personne jusqu’à leur majorité (qui s’élève alors à 21 ans). Le subrogé tuteur remplit quant à lui un rôle de surveillance de la mission du tuteur, et remplace ce dernier en cas de vacance ou d'opposition d'intérêts avec les mineurs. Enfin, le juge précise que lui-même prend les décisions concernant l’organisation de la tutelle, qu’il préside le conseil de famille, et, qu’en cas d’égalité, sa voix est prépondérante.
- Doit d’abord être élu le tuteur, qui administrera les tutelles à compter du jour de sa nomination, donc aujourd’hui. Nous devrions reconvoquer un second conseil de famille pour élire le subrogé tuteur, mais pour gagner du temps, je vous propose de l’élire à la suite du tuteur, sachant que celui-ci ne pourra pas voter. Bien sûr, seuls les sept membres du conseil de famille, c’est-à-dire vous six, majeurs, et moi-même, prenons part au vote. Est-ce que tout le monde a compris ou vous avez besoin d’informations complémentaires ?
Devant la solennité des paroles du juge, tout le monde retient son souffle, et chacun hoche la tête en silence.
Le juge poursuit.
- Compte tenu de la composition du présent conseil de famille, je propose que soit nommé comme tuteur datif de Jean-Marie et François, leur plus proche parent, à savoir leur frère aîné, Pierre fils.
Avant que le juge ne soumette cette proposition au vote de chacun des membres du conseil, Pierre fils prend la parole :
- Nous avions discuté de tout cela entre nous tous » explique-t-il. En tant qu’aîné de la famille et habitant sur la propriété familiale, c’est tout naturellement que nous avions souhaité que je prenne le rôle de tuteur de mes plus jeunes frères. Après avoir perdu notre mère alors que nous étions encore jeunes, nous sommes devenus solidaires les uns des autres depuis longtemps déjà, et c’est important de le rester.
- C’est parfait », lui répond le juge. Nous devons quand-même voter pour valider cette proposition.
Il s’adresse alors successivement à chacun des six autres membres du conseil, en commençant par les parents les plus proches dans la ligne paternelle, puis il émet son vote particulier.
- Pierre Poyet fils est nommé à l’unanimité tuteur datif de ses frères Jean-Marie et François » proclame-t-il solennellement. Passons maintenant au subrogé tuteur. Je vous propose de nommer Pierre Rousset, le second parent au degré le plus proche de Jean-Marie et François, et le plus âgé.
De la même façon que précédemment, le juge soumet au vote de chacun cette proposition.
A son tour, Pierre Rousset prend la parole :
- J’ai toujours été proche de ma sœur et de mes neveux, je trouve tout à fait normal de prendre ce rôle pour les protéger, même si avec Pierre, on n’a pas de souci à se faire : c’est un bon gars, il saura très bien gérer l’intérêt de ses frères en bon père de famille ! »
A ces mots, Pierre Poyet fils esquisse un sourire : Marie-Benoîte sa femme pense depuis une vingtaine de jours être enceinte[1] et il espère bien devenir bientôt un bon père de famille avec ses propres enfants.
Pour le reste de l’assemblée, cette dernière phrase prononcée par Pierre Rousset détend l’atmosphère.
Le juge finit de faire voter les membres du conseil de famille et proclame Pierre Rousset subrogé tuteur des enfants mineurs. Finalement, il tend l’acte rédigé au fur et à mesure à chacune des personnes présentes qui le signent avec plus ou moins de dextérité.
Le juge souhaite alors bon courage à toute la famille et en particulier à Jean-Marie et à François dont il se sent aussi responsable. Puis tout le monde sort du bureau et s’embrasse chaleureusement.
Pierre s’approche de moi une dernière fois pour me remercier d’être venue.
- C’est moi qui te remercie de m’avoir permis de vivre ce moment alors que j’étais restée frustrée dans mes recherches de ne pas avoir trouvé la transcription de ce jugement !
- Tu vas revenir ? » me demande-t-il.
Même s’il semble y avoir pris autant goût que moi, je lui réponds de manière très évasive, car je n’en sais rien moi-même...

Remarque :
N’ayant pas trouvé aux Archives départementales l'acte correspondant à ce conseil de famille, j’ai indiqué ses différents membres et son déroulement d’après les règles tirées du « Traité des conseils de famille et des conseils judiciaires ». Les tuteurs qui en découlent correspondent bien à ceux indiqués dans l’inventaire après décès réalisé quatre mois après ce conseil de famille.

Vous pouvez retrouver chaque « rendez-vous ancestral » des différents participants via son site Internet dédié : RDVAncestral


[1]Le premier enfant de Pierre et Marie-Benoîte verra effectivement le jour dans sept mois et demi

Sources :

Article écrit par Chantal, le 19 mai 2018

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